Analyse qualitative  plutôt que Cités de grandeur  prédéfinies

Cette réflexion part du travail présenté l’après-midi par Valérie, sur les dimensions économiques et sociales du modèle productif agro-écologique (MPAE). Elle a travaillé sur ces question en s’inspirant du modèle des économies de la grandeur de Boltanski et Thevenot (1991).

Pour Valérie, deux des caractéristiques du MPAE « faible » sont 1) qu’il réduit l’incertitude – ou plutôt qu’il allège la gestion de l’incertitude en procédant par réductionnisme et simplification et 2) qu’il s’inscrit dans un ordre socio-économique normé (au niveau des valeurs) par les « cités » « industrielle » et « marchande ». En face, les deux caractéristiques correspondantes du MPAE « fort »  sont 1) « une gestion de l’incertitude selon une démarche systémique qui admet un niveau plus élevé de complexité, cherchant à appréhender le système dans sa globalité » 2) adossée aux « cités » boltanskiennes « de projet », « inspirée » et « opinion ».

Globalement, en première approche c’est un découpage à laquelle on pourrait souscrire. On pourrait croire qu’on peut construire sur cette base une vision solide (mais en fait non : ce serait plutôt « construire sur du sable » comme on va le voir). Cette approche a par contre le mérite de rappeler qu’un questionnement « multi-points de vue » sur les valeurs sous-jacentes est tout à fait nécessaire concernant la TAE, et de montrer qu’il y a un recoupement entre le positionnement qu’on prend pour la stratégie et la gouvernance et le positionnement qu’on prend par rapport aux connaissances.

Je précise ma critique : les mondes de valeur sont une « hypothèse de catégories » qui représentent un progrès et pour ma part j’ai longtemps espéré et soutenu l’apport potentiel de l’économie de la grandeur en ingénierie des connaissances (Cahier 1992), Mais ensuite, on doit considérer (notamment avec des sociologues des générations suivant Boltanski, comme (chacun de son côté) Francis Chateauraynaud ou Christophe Lejeune (2008) qu’il faut se détacher d’une trop grande fidélité aveugle à ces 5 puis 6 catégories (après tout pourquoi ces six-là, et pas d’autres ? )

Ne doit-on pas aller plus loin, jusqu’au bout de l’idée des points de vue multiples, vers une analyse qualitative enracinée dans ce que disent les acteurs et libre d’autres présupposés ? Par exemple, quand des acteurs s’expriment sur la TAE on peut certes retrouver ces « cités » et s’en servir comme l’a fait Valérie pour mettre de l’ordre dans les MPAE. Mais si on regarde de plus près, on voit arriver d’autres mondes qui ne collent pas très bien avec la grille de Boltanski 1991, notamment tout ce qui concerne la nature et le vivant.

Le fait d’adhérer aux 6 catégories préétablies engendre beaucoup de contradictions puisque cela conduit à détacher complètement le MPAE « strong » des dimensions de valeur industrielle et scientifique alors que ces dernières peuvent très bien être pensées comme alliée d’un TAE strong. La pensée systémique que Valérie voit entièrement du côté du modèle MPAE fort, n’en est moins un incontournable aussi pour les modèles industriels classiques et le MPAE faible, etc.

Toutes ces contradictions – qui augmentent le risque de construire sur du sable -viennent du fait qu’on veut absolument utiliser ces catégories. Ces contradictions n’existent pas, comme on le voit si on décide de faire vraiment une analyse qualitative libre de ce qu’on a sous les yeux. En gros, on aboutirait sans doute à un résultat voisin du tableau présenté par Valérie, mais avec des contradictions en moins, et un système de cités émergeant mieux du matériau d’enquête et qui ne serait pas sous influence. Il ne faut pas oublier comment (Boltanski et al. 1991) ont travaillé pour faire émerger leurs « Cités », ils l’expliquent d’ailleurs bien dans leur ouvrage. Ces Cités ne leur sont pas tombées du ciel, mais d’un travail d’analyse avec certaines techniques sur un corpus daté et bien défini, où les acteurs parlaient de bien d’autre chose. Au nom de quoi les acteurs s’étant exprimé dans ces corpus parleraient-ils pour les acteurs s’exprimant sur la TAE ou la mettant en pratique en 2016 ?

Cette situation, qu’on vient de développer autour l’exemple de la catégorisation par les valeurs, est importante à relever et à démasquer car elle se reproduit à bien d’autres niveaux. Pas seulement pour a analyser des idées selon des valeurs, mais aussi par exemple analyser des items du territoire, des cultures que l’on peut effectuer, des espèces que l’on peut planter, valoriser selon toutes sortes d’autres critères. Dans tous les cas, plus on est (ou plus on se rend) prisonnier du carcan d’une grille de catégories préétablies, moins on voit clairement des connaissances ou des risques négligés par la grille : on ne sait pas qu’on ne sait pas, et cette ignorance retombe sur les acteurs, un jour ou l’autre. Si dans les grandes « cités », on a oublié qu’il y a une valeur de la nature ou du vivant, on ne sait plus où ranger tout une série d’actants, par exemple on les sur- ou sous-estimera jusqu’à ce que cette erreur se rappelle à nous parfois avec force. Les outils de connaissance que l’on proposent doivent en particulier se préoccuper de favoriser l’expression des points de vue faibles (Cahier, 2015).

Donc une règle qui serait à faire ressort pour s’adapter aux incertitudes dans le cadre de la TAE serait que « les acteurs doivent pouvoir nommer et exprimer librement dans leurs propres catégories, leurs objets et besoins en connaissances ».

Si l’on reconnait l’importance de la différence des points de vue sur l’adaptation aux incertitudes, il faut lier l’enquête sur les connaissance mises en jeu par les acteurs avec la possibilité d’un travail d’ analyse qualitative qui n’oblige pas à nommer/figer à l’avance les catégories. Il existe des outils qui permettent de pratiquer l’analyse qualitative , notamment ceux qui sont basés sur le codage réflexif et la méthode par théorisation ancrée (Grounded Theory Method)( Glaser et Strauss, 1967). Lejeune & Benel (2009) proposent des outils (Cassandre et Lasuli) dans cette catégorie, qui n’obligent pas à nommer trop tôt les catégories, facilitent la visualisation croisée des points de vue et qui pourraient être utiles aux acteurs exprimant des besoins en connaissances en agro-écologie.

Il s’agit de plus d’outils « low tech » utilisable sur le Web. Nous proposerons de les utiliser (en complément du Wiki Fédéré) pour stimuler les lectures croisées, la détermination des items pertinents du territoire et le partage de connaissances (voir Catégorisation multi-points de vue et agro-écologie ).

Bénel, A. et Lejeune, C., 2009, Partager des corpus et leurs analyses à l'heure du Web 2.0, Degrés, 136-137, p. m1-20

Boltanski L., Thévenot L., De la justification - Les économies de la grandeur, Editions Gallimard, coll. NRF Essais, Paris 1991

Cahier J.-P, Emergence des besoins, justifications, voies nouvelles, Actes du Colloque Sciences sociales et Intelligence artificielle, Aix-en-Provence, Avril 1992 (revue Technologies Idéologies Pratiques vol.X n°2-4),

Cahier J.-P, Vers des dispositifs Web protégeant l’expression et la sémantique des expériences minoritaires. Symposium “L’internet des Faibles”, Université de Technologie de Troyes, 15-16 Octobre 2015, 15 p.. 2015.

Glaser, G. et Strauss, A. L. ,La découverte de la théorie ancrée Paris : Armand Colin.

Lejeune, C., 2008, Au fil de l'interprétation. L'apport des registres aux logiciels d'analyse qualitative, Revue Suisse de Sociologie, 34 (3), p. 593-603