Les incertitudes (et leur reconnaissance) comme moteurs positifs

L’existence d’incertitudes et d’ignorances en variété et en nombre accrus qui apparait comme une contrepartie fatale, plus ou moins « incompressible », de la TAE, surtout en cas de TAE « strong », est paradoxalement un bonne nouvelle car beaucoup d’éléments et exemples avancés lors du séminaire montrent que les incertitudes dont nous avons parlé sont aussi des moteurs sociaux: si elles sont reconnues en tant que telles par les acteurs (agriculteurs, autres praticiens du terrain et experts) cette reconnaissance est un facteur de dynamisation des interactions dans la communauté et de résilience, parce qu’elle pousse les acteurs à s’organiser en réseaux d’entraide y compris au plan épistémique (l’aspect un peu « geek » de certains réseaux d’expérimentateurs que nous rencontrons) , ce qu’a bien souligné Michel en fin de journée (en ramenant aussi au premier plan des priorités la question d’outils d’information adaptés à cette situation de connaissance incertaine).

A ce propos une autre bonne nouvelle, que nous discutons par ailleurs : ces réseaux épistémiques n’ont pas besoin de coûteux systèmes d’organisation de connaissances et peuvent se contenter de support low tech bien connectés à la culture orale et compatibles avec l’exigence de singularisation et d’hyperlocalisation de la connaissances qui est en jeu. (Voir Wiki Fédéré et agro-écologie et Catégorisation multi-points de vue et agro-écologie )

Mais même sans outils particuliers, si on en reste aux aspects classiques des échanges et discussions associés au travail en « culture orale », la reconnaissance de l’importance des connaissances incertaines et de la remise en question des savoirs est un moteur social. Les acteurs envisageant ou effectuant des expériences de TAE, toujours locales, sont confrontés à davantage d’inconnu et de risque et sont à la fois stressés et réveillés, poussés à s’organiser en matière de savoirs, de partage de retours d’expériences, à changer de modèle et à aller de l’avant.

Après coup on pourrait résumer une leçon du séminaire en disant que « le changement, la maturation du (des) modèle (s) agroécologique (s) est aussi le changement / la maturation du modèle de connaissances qui va avec, et qui leur est nécessaire. Les acteurs en ont besoin, face à la longue liste des catégories de leurs incertitudes et de leurs besoins en connaissances partagées.

J’ai noté à ce sujet que dans le large éventail des incertitudes ressortant des exposés, avec de nombreuses façons de les catégoriser, une de ces façons me semble essentielle: il y a une ligne de partage entre d’un côté les incertitudes vues de l’extérieur par des analystes raisonnant sur leurs modèles (souvent « systémiques ») et les objets de ces modèles prenant une distance par rapport au vécu des acteurs ; et d’un autre côté les incertitudes énoncées par les agriculteurs ou d’autres acteurs du terrain, et qui ne coïncident pas très bien avec les grands modèles systémiques, modèles de management et de gouvernance, cités de justifications et autres. Une incertitude ne devrait-elle pas toujours être rapportée de façon située à l’acteur ou au groupe qui la déclare, ou qui déclare l’éprouver ? Une incertitude est une incertitude d’un acteur.

« Qui est, dans une situation donnée, l’acteur qui dit qu’il ne sait pas et qu’il a besoin de savoir ? » semble une question vitale pour éviter que ce soient seulement des énonciateurs « en surplomb » qui se posent en modélisateurs et en cartographes des connaissances et catégories nécessaires.

Que ce soit aux niveaux « micro », « méso » ou « macro» (et cela inclut aussi les connaissances « de haut niveau » de type « modèles »), dans les problèmes posés dans les réunions de bout de champ ou entre acteurs d’une filière il faudrait s’intéresser d’abord aux manques, connaissances et solutions exprimés par les acteurs. Il faut donc privilégier les méthodologies ou les solutions partant des incertitudes vécues par les acteurs, et aboutir à la construction des connaissances nécessaires avec ou par les acteurs. Sans (leur) cacher – ils le savent - qu’ils ne retrouveront pas la sécurité précédente, car même les nouvelles connaissances génériques nécessaires, quand les experts les auront trouvées (s’ils les trouvent), validées et rendues disponibles, ne suffiront pas à combler toute incertitude (ne serait-ce que parce que la vie locale, l’histoire et les facteurs conjoncturels créeront toujours de la différence ou de la surprise ).

Yuval Harari (Harari 2015) note que vers l’an 1500 les dessinateurs de cartes de l’ouest de l’Europe se sont brusquement mis, sur les cartes du monde, à représenter les « terra incognita » avec des surfaces clairement blanches. (Dans les cartes du monde connu établies auparavant, au contraire, toutes les zones non-explorées étaient densément peuplées d’objets imaginés et d’autres monstres et merveilles, elles n’étaient jamais laissées vides). Ce net changement de pratique des cartographes ouest-européens en 1500 indique selon cet auteur (qui développe longuement ce point) un tournant à 180° des mentalités, qu’il considère décisif comme éveil et origine d’un désir d’exploration et de valorisation qui n’existait pas avant : le fait de laisser sur les cartes des zones volontairement blanches a déclenché de nouveaux comportements, collaborations et projets.

Harari,Y.,N., Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015